La Limonade, la quête d'identité et La Carte Postale d'Anne Berest
J'ai écrit ce texte en novembre 2022 au début de Facteur Commun. Ces derniers jours de soleil glacé, de pluie pétillante ainsi qu'un petit signe m'ont donné envie de le publier. C'était le bon moment.
Je suis coincée sur une réflexion et je bois de la limonade.
Le serveur vient de poser une bouteille d’Angeline en étiquette bleue et jaune avec un bouchon en métal blanc. J’aime bien ce genre de bouchons, lorsqu’on ouvre c’est comme briser un sellé : ça craque, on peut revisser ensuite la bague même si parfois ce n’est plus parfait sur le pas de vis. Puis en dessous se forme une sorte de vaguelette aux courbes cassées.
J’aime bien ce bruit d’effervescence, en portant le verre à ma bouche, le bruit se rapproche. Une ambiance de fête légère qui monte le son petit à petit.
Je suis toujours dans ma pensée.
Je fais le geste de boire machinalement.
Puis l’ouverture large du verre Perrier arrivée à une certaine distance shunte les bruits alentour du bar et forme un caisson de résonance. Ambiance fête tout proche.
Je pense toujours à mon truc, mais je ne sais pas quoi vraiment.
Ça pense.
Et là, PAF ! La limonade !
Une moustache aux zestes de citron tout rond vient me chatouiller le nez et la bouche, jusque sous les yeux.
La couleur jaune soleil m’apparait à l’esprit, ça sent bon cette odeur jaune agrumée dont on a enlevé l’acidité, uniquement le zeste.
Et voilà ça me suffit, c’est agréable, ça sent bon. C’est bon.
Sensation, odeur, bruit. Rien que pour moi.
Ça me réveille le corps et l’esprit.
J’ai cessé de penser à ce truc (à quoi pensais-je déjà ?), rattrapée par le concret, le sensoriel.
Les odeurs sont souvent brutales pour nous replonger dans l’instant. Celui qui a un corps, qui fait que nous sommes vivants.
Oui l’instant a un corps.
Mais parfois une odeur fait replonger dans un autre instant.
Passé.
Lors d’un voyage en Argentine il y a longtemps, j’ai senti une même odeur à Buenos Aires qu’en Tunisie. Des années après.
Une odeur qui ne sent pas forcément bon d’ailleurs mais que j’aime. L’odeur de la chaleur et une légère effluve d’égout.
Les retours en avion dans la famille chaque été.
Ce n’est pas au point de ne plus respirer, je ne m’amuse pas à jouer des hauts-le-coeur pour le plaisir, mais quand même, elle est bien là et cette odeur m’évoque de forts souvenirs dans les tripes (à ne pas confondre avec l’odeur de tripes qui elle également m’en évoque une autre : pas agréable mais agréable là encore, une odeur tenace et encore une histoire de souvenir de maisonnée. Tunisie encore… Encore une autre histoire, ça n’en finit pas !).
Et bien sûr il y a tant d’odeurs merveilleuses en Tunisie, comme celle des mechmoums1 le soir à la tombée de la nuit…
Cette odeur de chaleur-plus-l’égout, je dois donc oser la décrire.
On peut s’interroger sur le fait que j’associe une odeur d’ordinaire rebutante à un souvenir ému.
J’aime cette odeur, et l’odeur de mon autre pays sent les égouts ? Oui j’ose le dire. Cette odeur jaillissait au moment où la porte de l’avion s’ouvrait sur le tarmac de Tunis ou Sfax.
D’une, j’adore ce genre d’aéroports. Petits, bien que peu pratiques ni accommodés pour les transhumances d’été (mais c’est une autre histoire). De deux il en reste peu.
À l’époque on ne nous transitait pas d’une passerelle en accordéon à une autre, d’un couvercle de Tupperware à la cabine sous atmosphère pressurisée ou au circuit de préfabriqué qui détermine les lignes de votre frontière attitrée.
Le ciel, la mer et la terre sont découpés et nous font passer de l’air libre à des frontières imaginaires de pays et d’autorité.
Les passerelles en accordéon sont des pointillés.
Dans ces petits aéroports, point de découpage fictif avec des ciseaux dessinés sur le bord de la feuille.
On arrive, la porte s’ouvre, l’air est là.
On est bien là où géographiquement nos pieds sont plantés. Un peu comme comme quant on atterri sur la Lune. Un alunissage. Simple et précis. Vous êtes arrivé.
En Tunisie c’est un atunissage.






Dès que la porte s’ouvre je sens l’odeur d’olive macérée, un peu âcre, et cette odeur de chaleur étouffante encore (il fait au moins 40 degrés en août sur le tarmac), et un fond collant de terre rouge. Car la terre y est ocre rouge.
C’est flamboyant.
L’effluve m’atteint le nez, je suis à la maison.
Dans une odeur ambivalente, on peut ainsi sentir dans les deux sens du terme des émotions contrariées tout en éprouvant un plaisir extrême de bien-être. Je pense que les mélange des deux opposés ancre davantage dans la mémoire, grâce une fois de plus au phénomène physique que créent les sens. Le sillon creusé est double. Vous aimez et vous n’aimez pas à la fois.
Résultat : vous êtes imprégné doublement.
Cette sensation bi-goût (oui comme les malabars jaunes et roses), ce souvenir d’être entre deux eaux, prise entre deux feux remonte à très loin dans mes souvenirs d’enfance.
Dans la cour de l’école.
J’étais dans une école que j’adorais qui mélangeait les origines cultures et sociales. Une véritable école de la République. Plusieurs nationalités se côtoyaient et y apprenaient paisiblement. Pourtant je percevais une honte.
La honte de la langue arabe.
À l’époque le mot résonne comme sale ou ni fait ni à faire au mieux.
Il y a quelques semaines encore j’entendais une tablée de quatre “trentenaires” (selon leurs propos), mentionner du travail d’arabe par l’un d’eux, et abonder sur la question. L’initiateur de la conversation à conclu par :
-“Ceci dit, ceux que j’ai connus pour leur boulot c’était vraiment pas ça. Mais bon après, c’était un ou deux seulement.”
Effectivement, il y a de quoi revaloriser l’expression travail d’arabe sur cette simple statistique fort élaborée.
Bref, passons les théories du racisme qui malheureusement ont encore la vie dure. De ce racisme quotidien, dilué. Et passons également l’exposé de ce malheureux trentenaire à l’auditoire acquiesceur.
J’ai retrouvé ces sentiments perçus dans l’enfance, si bien décrits, dans le livre d’Anne Berest La Carte Postale.
En le lisant cela m’a sauté au visage.
Pour résumer le parcours du livre : l’autrice part en quête de trouver l’auteur d’une carte postale anonyme reçue par sa mère des années auparavant.
Sur cette carte représentant l’Opéra de Paris, quatre prénoms. Ceux des grands parents, l’oncle et la tante de sa mère, juifs et assassinés dans les camps.
Les parents d’Anne Berest, professeurs tous les deux si je me souviens bien, ont éduqué leurs filles de façon totalement laïque en post soixante-huitards, intellos. La religion n’est pas une question dans l’éducation. Ce qui n’empêche pas la présence de l’héritage de la culture et de sa transmission que l’on découvre au fil des pages. C’est d’ailleurs l’un des fils très intéressants du livre. Comment Anne Berest s’est aperçue qu’elle avait malgré tout hérité de sa culture juive. Comment elle a reconnu en sa mère ses petites distillations de culture de plusieurs pays d’Europe de l’Est.
Et la nourriture y joue d’ailleurs un rôle de petits cailloux déposés.
Ce livre m’a transportée et profondément marquée. Anne Berest débute son histoire sur la vie de ses ancêtres en Russie et le point de départ de ces futures générations d’exilés. On a l’impression de les voir vivre près de nous alors que plus d’un siècle nous sépare, et de forts liens se nouent justement avec ces personnages fantômes.
Pas si fictifs que ça.
L’étincelle de sa quête s’initie lorsque sa fille entend à l’école une remarque sur les Juifs que lui adresse l’un de ses camarades.
L’évènement déclenche alors des questionnements sur ses propres racines jusqu’à l’enquête obsessionnelle de l’écrivaine.
Beaucoup de dates et d’évènements miroirs au fil des générations sont évoqués et souvent étonnants de coïncidences.
En lisant ce qu’elle décrivait sur ses propres ressentis enfant j’avais l’impression qu’elle décrivait beaucoup de scènes que j’avais vécues mais pour ma part, en remplaçant le mot juif par le mot arabe.
Frontalement je n’ai pas subi de réflexions à cette époque. J’étais bien trop claire de peau et presque encore blonde à cet âge. J’aurais fait un agent double parfait. Indécelable, insoupçonnable, la petite Française aux yeux kakis.
Mais pour cela il eut fallu que j’ose parler l’arabe ! Devant les adultes tout du moins. L’arabe, mon autre langue, mon autre fréquence, celle que j’ai entendue depuis la naissance.
Mais arabe a donc très tôt pris la connotation de sale, et dans les pires cas de sous développés. La honte enrobait ce mot. Et à l’époque nous n’étions même pas dans le degrés actuel de questions et problématiques sur l’islamisme et l’islamophobie, termes qui n’existaient même pas.
Non, c’était beaucoup plus simple !
Il y’avait les Noirs et les Arabes regroupés en une terminologie foudroyante à l’accent franchouillard de “Bougnoul”.
À l’écrire ça me fait quelque chose. Que je n’ai pas envie de décrire.
J’ai moi-même mangé des biscuits Bamboula en rentrant de l’école, que j’achetais chez Felix Potin avec une pièce de 10 francs récupérée, à cette grande période de communication qui n’avait pas encore éteint le Yabon Banania colonialiste. Un biscuit rond chocolaté au petit personnage de BD en culottes léopard tel un Tarzan aventurier des savanes. (Tiens d’ailleurs les marbré Savane…)
J’étais donc dans mon école primaire que j’adorais, où chacun avait sa place avec M. Contensou comme instituteur (vous ai-je déjà parlé de M. Contensou ?).
Tout y avançait dans le meilleur des mondes. Et tout respirait le monde extérieur de la cour de récréation. J’avais les oreilles et les yeux grands ouverts.
Et j’y ai donc tout absorbé.
Longuement et sûrement cela a infusé en un beau silence. Car j’ai appris très tôt le langage sous-jacent des adultes. Celui du langage tu. Celui qu’ils pensaient vraiment. Partout et dans toutes les situations de vie, cela dépassait l’école.
La vie double, les apparences doubles. Les pensées ou le sentiment d’être coupée en deux ou assemblée d’un patchwork de plusieurs morceaux.
Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris tout cela.
J’étais un tout et le suis toujours malgré tout. Je suis un puzzle avec un assemblage parfois fragile, là où les pièces s’emboîtent. Mais le tableau final est une image bien nette et harmonieuse j’ai envie de dire. Malgré tout.
L’arabe “de la maison” compris par imprégnation et déduction, je ne le parlais de manière limitée qu’avec mes cousins et cousines, jamais devant les adultes emprunts de cette manie de vous coller la honte. Surtout pour une timide maladive comme moi ! Dans les faits c’était plutôt un malaise car bien sûr il n’y avait que de la bienveillance et de la fierté dans cette envie de m’entendre. Et sur le moment je ressentais cette affection et tous l’amour qui gonflait cette famille, un pied de chaque côté de la Méditerranée.
Ambivalence, vous avez dit ambivalence ?
Je suis sûre que je ne suis pas la seule à ressentir quelques uns de ses sentiments contrariés. Que ceux qui se reconnaissent ne se taisent pas.
Vivre dans des mondes différents aux cultures différentes c’est avant tout une richesse d’esprit et d’ouverture nécessaire. Un art de l’adaptabilité.
C’est une botte secrète.
Devoir choisir « son camp » peut s’avérer parfois compliqué quand la vie pose certaines questions pour vous. Et ça ne s’arrête pas aux frontières d’un pays. Une différence de milieu social entre parents et des glissements de terrain peuvent apparaitre ! Il suffit de voir les nuances et les mentalités parfois clivantes d’une région à l’autre qui sont pourtant rassemblées sous un seul et unique étendard français.
Et pourquoi choisir me direz-vous ?
L’intérêt d’être imprégnée de différentes cultures expose naturellement à une multiplicté de propositions, de regards divers. Plusieurs chemins ou solutions sont ainsi possibles. Une personne à double culture sera exposée à des allers-retours permanents. Elle possède dans sa main un jeu de cartes peut-être plus fourni qu’un autre enfant qui évolue dans un monde plus concentré, mais ses cartes sont plus mélangées. Laquelle tirer, laquelle mettre sur table en réponse à la situation ?
Mon propos n’est pas de me concentrer sur la solution, ni même de choisir. Ce que je trouve intéressant dans cet équipement de poker interrogateur, c’est que cela induit ainsi de prendre du recul (parfois par la force des choses), puis d’opérer des aller-retours entre les propositions possibles.
J’ai pris l’habitude de faire un pas de côté, d’observer, puis de m’interroger.
Et pour tenter de répondre à ces questions identitaires que la vie dépose devant nous, il est nécessaire de chercher à être objectif. Tout du moins ça me semble évident mais je me fourre peut-être le doigt dans l’oeil… Il faut donc faire des allers-retours entre les options, entre les cultures, les points de vue, les lois, la spiritualité, l’histoire, la nourriture…
Pour ma part j’ai le sentiment que la pratique de ces allers-retours est devenue intuitive, automatique. Je pense que cela à développé ma tolérance par effet mécanique, en plus de la valeur morale que j’ai pu porter au départ. Mon père, ancien garagiste de frère en frères tunisiens, vous dira toujours qu’il n’y a pas mieux que la mécanique, toujours réparable, pas comme ces conneries d’électroniques qui tombent toujours en panne.
Et j’ajouterai : superflues.
Mais bien sûr j’y porte spécialement de l’attention à cette tolérance. Peut-être est-ce du au fait d’avoir ressenti et de continuer de ressentir des souffrances. Celles d’être jugé.e à l’emporte-pièce. Et là je ne parle pas que de moi.
Et aussi pour avoir grandi comme une éponge naturelle : celles aux formes courbes et jaunes avec les gros trous qui font respirer très fort !
Il y’a bien sûr une part d’éducation à l’origine (ma famille, l’école, les valeurs républicaines, probablement M. Contensou encore lui…), puis tout cet exercice de va-et-vient qui consiste à se demander constamment :
Comment cela se passe-t-il ailleurs ? Et si j’étais ailleurs ? Pourquoi cette vision serait-elle celle de la raison ?
Selon moi, le bon côté et la finalité de cet exercice de pensée ou de sentiment en flux permanent, implique de devoir toujours rester dans le mouvement.
C’est sûrement pour cela que je suis une nomade, une itinérante dans l’âme.
Mais c’est parfois crevant de réfléchir tout le temps !
Il fait officiellement froid depuis trois jours, mais j’ai une de ces soifs à désaltérer qu’un café infâme ne trompera pas. Pensez-y à la limonade en hiver. Et puis d’abord c’est la vraie saison du citron.
Vendredi 3 mars 2023
Rouvrir les petites malles, placards et carnets
L’intérêt de relire en décalé quelque chose laissé en suspens et d’inachevé permet de déceler des liens avec ce que l’on a pu arpenter entre temps.
J’ai retouché par endroit ce texte car il a muri entre temps. Je ne suis plus ce que j’étais en novembre.
Lors du premier atelier Les mots à la Bouche, nous avons parlé des goûts J’aime-et J’aime pas à la fois. Un aller-retour contradictoire du cerveau et des sens qui plante un drapeau dans le pôle de notre mémoire.
J’ai une petite liste de ces goûts qui comprend les Chamonix, vieux souvenir plutôt rare d’enfance, comme une coquille qui se glisse dans les menus et placards achalandés de l’époque. Ce n’est pas un “truc de chez moi” le Chamonix, mais j’ai un souvenir très précis de son goût et de sa texture glacée, pain d’épicée, papy-brossarisée.
Un “truc de vieux” aussi qui n’est pas pour me déplaire.
Je peux ainsi classer les odeurs J’aime-Jaime pas dans cette même liste car elle opère le même travail. Même plus.
L’instant mémoire. Celui qui se convoque en toute indépendance et sans crier gare. L’aiguisement olfactif en plus.
Je suis donc très heureuse d’avoir relu La limonade hier, après avoir évoqué ces moments en atelier.
Cela sonne comme une petite synchronicité qui m’a indiqué, sans que je me m’en aperçoive, que c’était la bonne saison de publier ce texte.
***
Je vous embrasse entre deux rebonds de ping-pong culturel dont vous êtes peut-être vous-même sujet.te.
PS : J’espère que vous avez apprécié l’apéro-tartine au goût de cochon d’Inde de la semaine dernière. J’ai bien envie de vous envoyer un café-croissant ce dimanche à 9h01 même si cette lettre consistante vous sera déjà parvenue. Et même s’il n’est absolument ni écrit non pétri encore.
Dites-moi vos préférences, je finirai bien par pour vous faire parler :)
Les mechmoums sont fabriqués dans la journée lorsque les fleurs sont fermées et vendus par les gamins à l’heure de rentrer du travail, juste à temps pour débuter la soirée. Très souvent rangés dans une grosse boîte de concentré de tomate vide qui sert à récolter les quelques sous en même temps. Souvent vendus par des garçons, achetés par les hommes au feu rouge, l’exercice demande de la dextérité et délicatesse pour ranger chaque bouton de fleurs autour du bâtonnet en bois. Entourer le fil final pour les maintenir n’est pas une mince affaire mais procure beaucoup de satisfaction. Le bâtonnet central peut être couvert d’un sequin, paillette à broder qui donne au mechmoum une allure d’accessoire du soir. Une fleur- bouquet recomposée, sublime à tenir ou à porter derrière l’oreille ou à la boutonnière. Il s’ouvre au contact de la nuit et dégage son parfum dans la chaleur qu’il rend douce.
Le lendemain, les pétales brunis, complètement ouverts et chiffonnés avec leur fil éméché avaient pour moi la beauté de la fragilité fanée. Le mechmoum est mort. Entre déception et émotion qu’une légère odeur persiste encore. Bravant ce nouveau jour de chaleur et nous offrant une belle transition au saut du lit.